Inbar Heller Algazi est une autrice et illustratrice israélienne installée à Toulouse après ses études d’illustration à l’École de Condé. Elle écrit en français et a déjà publié un précédent album en 2022 aux éditions Les Fourmis rouges déjà, Le Livre de Gill et Flop, une série de premières lectures, Moumoute, à l’École des loisirs, et a illustré des textes écrits par d’autres auteur.ices.
Ici, voilà que Nono s’est coincé le doigt, mais pas n’importe où, dans le pli de ce livre, celui-là même que l’on tient entre nos mains, celui où il est personnage, partie du titre et qui devrait donc vraisemblablement raconter son histoire. Alors qu’il y reste coincé à chaque nouvelle double page, les heures, jours, nuits et années passent dans cet état. Il doit bien trouver à s’occuper, il grandit, il vieillit dans une succession de suppositions en chaîne aussi absurdes qu’amusantes.
Voilà un enchaînement fou sur toute la vie de Nono sans qu’il ne bouge le petit doigt, et encore moins l’index droit coincé dans le livre. L’absurde de la situation de départ mêle réalité et fiction dans différents sens : Nono est bien un personnage de fiction et sa vie imaginaire, le livre que l’on tient en main et qui raconte sa vie est un objet réel et concret, Nono, personnage, se coince le doigt dans le livre réel qui devient alors partie de la fiction tout en restant l’objet où celle-ci prend corps. À partir de ce présupposé de départ absurde, l’autrice développe une série de conséquences en chaîne pour Nono dans son monde réel, qui est bien fictionnel mais vraisemblable : il grandit, ses vêtements deviennent trop petits, sa barbe finit par pousser, une maison est construite autour de lui, il a même des enfants. Voilà des « et si » en cascade comme pourrait les inventer des enfants parfois prompts à imaginer ce genre d’escalades drolatiques.

Au-delà de l’humour saisissant de cet album, y est abordée la notion du temps qui passe, du fait de vieillir. Peut aussi y être vu un déferlement d’imagination cathartique lié à une angoisse enfantine d’enfermement : la vie de Nono semble belle et douce et son « problème », qui pourrait être très handicapant, devient presque un détail. L’on oscille alors entre drôlerie et poésie avec beaucoup de grâce autour de cette vie entière de Nono, du fait de grandir et de surmonter les épreuves.
En reprenant une acception théorique de ce qu’est l’album, il s’agit d’un livre où l’agencement entre texte et images permet d’arriver au sens du récit, cela autour de la structure de la double-page et de sa charnière, la reliure. La charnière de chaque double-page peut être utilisée comme contrainte graphique ou narrative ou pas, voire parfois peut sembler gâcher quelque peu l’effet de certaines illustrations par ce pli médian ne permettant pas, sauf grâce à certains types de reliures bien particulières et peu utilisées, une ouverture à plat totale. Ici, cette contrainte inhérente à l’album est utilisée pleinement comme ressort narratif principal de l’histoire créée par l’autrice qui joue là autant avec son personnage qu’avec le livre en lui-même.
Cette caractéristique de l’objet-livre est utilisée ici par l’autrice autant comme une contrainte qu’elle s’impose que comme un truchement nécessaire à son intrigue. Dans un livre, malgré l’économie de moyens, tout est possible avec de l’imagination. Le dispositif est immédiat autour de la double-page et de sa charnière : dès la première double, le problème de Nono et de son doigt coincé est présenté ; la deuxième reprend presque la même illustration de Nono avec pour seul texte en regard : « Zut. » ; dès la troisième commence l’accumulation de « si » qui en découle. Le concept est présenté de façon très visuelle dès le départ. Sur chaque page de droite est représenté Nono et de plus en plus d’accessoires sur fond jaune et sur chaque page de gauche est écrit le texte relativement succinct en rose vif sur fond blanc accompagné parfois de l’intervention illustrée de quelques lapins aidant Nono, représentant peut-être l’autrice elle-même. La charnière est tranchée par ces deux couleurs de fond et par l’illustration de Nono et de son environnement qui s’y arrête précisément. La page blanche, de gauche, est celle de l’autrice, de son texte et de son histoire en train de prendre forme et la page jaune, de droite, est celle de l’histoire de Nono, de son monde créé à partir de l’imagination de l’autrice. Il y a là comme une mise en abîme aussi maligne qu’amusante du travail d’auteur.ice dans un jeu avec l’objet-livre lui-même.

Ce jeu mis en place par Inbar Heller Algazi n’est pas uniquement une contrainte qu’elle s’impose pour arriver à la narration mais un jeu auquel elle invite les lecteur.ices à participer. Ainsi, elle s’adresse directement à l’enfant lecteur.ice, en possession du livre où Nono s’est coincé le doigt, qui devient son complice amusé.e. Il ou elle n’est pas dupe de la supercherie dont il ou elle découvre les conséquences possibles avec délice. Le livre se lit en conscience de ce qu’il est : l’enfant peut être plongé dans l’histoire hors de tout réalisme tout en ayant conscience de la distance apportée par l’objet-livre qu’il tient entre ses mains. Beaucoup d’humour vient de cet équilibre entre la proximité de la complicité et la distance de la fiction. À cela s’ajoute la pirouette finale où Nono est appelé par ses parents (le texte est alors sur la page de droite cette fois, la réalité de Nono reprenant ses droits sur le truchement de l’autrice) comme un enfant qui aurait inventé toute une histoire autour d’un doigt coincé et serait resté un peu trop longtemps comme cela alors que la réalité du repas ou du bain peut-être le rattrape. Il y a là, au-delà de la complicité avec l’enfant lecteur.ice, une réelle identification possible.
Dans cet album de petit format, la mise en page évoquée précédemment est primordiale pour mettre en lumière le dispositif narratif de l’autrice autour de la charnière par un jeu de différentes couleurs de fond et de réelle frontière au niveau du pli où les illustrations s’arrêtent. Le trait noir, d’une vaine plutôt classique et atemporelle, est sobre, avec l’usage d’aplats de trois couleurs tranchées à la peinture : rose, bleu et jaune rehaussé d’un pantone fluo offrant des contrastes saisissants. Les premières pages de droite sont très sobres autour de Nono sur ce fond uni sans décor puis se remplissent de choses et d’autres au fur et à mesure que le temps passe et que les lapins et l’autrice interviennent. Cette sobriété dans l’illustration contraste avec les précédents livres de l’autrice nous ayant habitué.es à des paysages impressionnants mais met parfaitement en valeur le système qu’elle met en place.
Et si Nono, Inbar Heller Algazi, éd. Les Fourmis rouges, 13,50 euros, à partir de 4 ans.
Pour retrouver l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 63 min environ).
Pour plus d’informations sur Inbar Heller Algazi et sur les éditions Les Fourmis rouges.